Gilet droit brodé en pièce : vue générale
© Les Arts Décoratifs / photo : Christophe Dellière
Le 21 septembre 2020, le Musée des Arts Décoratifs a préempté lors de la vente « Textiles à Lyon », organisée par l’étude De Baecque, un gilet brodé en pièce, au dessin « à disposition », daté de la fin du XVIIIe siècle. Il s’agit d’un morceau d’étoffe de satin de soie crème, mesurant 71 cm de haut et 55 cm de large, sur lequel les décors brodés au passé plat servant à monter un devant de gilet (boutonnières, angles inférieurs, pattes de poches, revers du col, et couverture pour seize boutons) sont disposés côte à côte, de façon à économiser le tissu. Sur le côté droit, un morceau de papier dominoté, présentant cinq cœurs rouges sur une face et une inscription sur l’autre – « 2818 / Gilet Sat[in] / Blanc B. / Soye uni / 518 » – est appendu à une courte ficelle fixée là sans nul doute depuis les origines par un tisserand, un brodeur ou un mercier. Le client achetait un modèle en fonction de son goût et de sa taille approximative, et le remettait à un tailleur qui découpait les différentes pièces en les adaptant aux mesures du client, les assemblait sur un dos, souvent de lin.
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Étiquette attachée au gilet : avers
© Les Arts Décoratifs / photo : Christophe Dellière
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Étiquette attachée au gilet : revers
© Les Arts Décoratifs / photo : Christophe Dellière
Sans nul doute français, et probablement exécuté à Lyon qui s’était spécialisé dans la fabrication de ce type de pièces, le gilet par quelques indices formels – il est court, coupé droit à la taille, avec de petits revers de col – peut être daté autour de 1785. Le riche décor brodé de fils de soie polychrome, constitué de fleurs, de fruits et de plumes sur un satin de soie crème, corrobore cette datation. En effet, c’est principalement entre 1785 et 1788 que les magazines de modes se font l’écho de ces gilets « à figures », devenus de vrais « tableaux », couverts d’étonnants décors. Le « tableau » de notre gilet montre un gros animal au pelage brun, penché sur un homme gisant au sol. Dans le catalogue de la vente, il est associé au « thème des bêtes féroces tueuses d’homme, probablement la Bête du Gévaudan ». L’hypothèse est pertinente, tant des gravures du dernier tiers du XVIIIe siècle montrent cet animal courbé sur sa victime. Toutefois, sur le gilet, à la différence des gravures de la bête sanguinaire, l’animal incliné paraît paisible et l’homme à terre ne présente ni blessure, ni sang.
Cette observation nous a incité à explorer d’autres pistes et à identifier la scène comme une illustration de la fable de Jean de La Fontaine L’Ours et les deux compagnons, et plus précisément à reconnaître son inspiration dans la gravure à l’eau-forte de Pierre-Étienne Moitte, d’après un dessin de Jean-Baptiste Oudry. Primitivement réalisés en 1729 et 1734 pour des cartons de tapisserie, les dessins d’Oudry ont été gravés pour la célèbre édition en quatre volume des Fables choisies, publiée en 1755-1759 à Paris chez Desaint & Saillant et Durand. Considéré comme un des chefs-d’œuvre du livre illustré au XVIIIe siècle, l’ouvrage a sans nul doute servi de modèle pour l’exécution de la scène brodée.
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Illustration de la fable de Jean de La Fontaine L’Ours et les deux compagnons, d’après un dessin de Jean-Baptiste Oudry
Gravure à l’eau-forte de Pierre-Étienne Moitte, publiée dans l’édition des Fables choisies, Paris, chez Desaint & Saillant, 1755-1759
© Les Arts Décoratifs / photo : Christophe Dellière
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Gilet droit brodé en pièce : détail représentant l’ours et un compagnon
© Les Arts Décoratifs / photo : Christophe Dellière
La fable raconte les aventures de deux hommes qui firent marché avec un fourreur de la peau d’un ours bien vivant. Partis à la recherche de l’animal, les deux compères eurent peur face à la bête : l’un grimpa à un arbre, l’autre se coucha et se fit passer pour mort. L’ours s’approcha, flaira de près le marchand étendu et partit. Peu après, l’autre homme descendit de sa cachette, courut vers son compagnon et demanda ce que l’animal lui avait dit à l’oreille. Il lui dit « qu’il ne faut jamais vendre la peau de l’ours qu’on ne l’ait mis par terre ». Sur le gilet, la scène brodée de l’homme couvert par l’ours est rigoureusement fidèle à gravure de Moitte ; en revanche, sans soute par souci de simplification, le compère perché a été évincé du décor. Ce gilet est à rapprocher d’un autre – celui-ci monté – illustrant Le Loup et la Cigogne, conservé au Metropolitan Museum de New York. La broderie a elle aussi été faite d’après une gravure publiée dans les Fables choisies.
Gilet droit brodé en pièce : détail des broderies
© Les Arts Décoratifs / photo : Christophe Dellière
Les gilets à « tableaux » ne déclinaient pas seulement les Fables de La Fontaine, loin s’en faut. En 1786, dans sa description des gilets en vogue, un chroniqueur du Cabinet des modes dresse une liste cocasse de décors faits d’« animaux quadrupèdes, volatiles et reptiles [...], de larges et hautes plantes marines, des branches d’arbre, des gerbes de bled [...] ; des cascades, des pyramides [...], des hameaux, des fermes et des campagnes, où sont des laboureurs qui cultivent ». Malgré leur prix élevé – « c’était extravagant de cherté », dit la baronne d’Oberkirch dans ses Mémoires sur la cour de Louis XVI –, ces gilets ont connu un grand succès : « Il fut du bel air absolument d’avoir des gilets à la douzaine, à la centaine même », confie notre témoin.
Denis Bruna